L'affaire de l'hôtel Polski
- Albert Benhamou
- Jul 15
- 11 min read
Updated: Jul 19
16 Mai 1943 : le ghetto de Varsovie n’existe plus. Symboliquement, ce soir-là, Jürgen Stroop, commandant des SS à Varsovie, fait sauter la grande synagogue.

Varsovie n’en est pas pour autant Judenfrei car la Gestapo sait que de nombreux Juifs se cachent dans la zone aryenne de la ville, aidés par des amis polonais ou louant auprès de propriétaires des réduits aménagés en cachettes. Aussi, les autorités allemandes publient une mise en garde : quiconque serait trouvé cachant des Juifs sera mis à mort et, comme punition collective, son immeuble sera rasé ! Autant dire que les habitants sont inquiets et commencent à épier les mouvements et bruits dans leur immeuble respectif, afin de repérer des Juifs éventuellement cachés par un voisin. Et les propriétaires s’empressent aussi de donner notice à leurs Juifs cachés qu’ils doivent incessamment quitter les lieux. La situation de ces derniers Juifs de Varsovie, à peine 1% de la population juive de la ville d'avant-guerre, devient très précaire. Où aller ? Où se cacher ? Comment même se déplacer, alors que les rues de la ville sont constamment sillonnées par des dénonciateurs qui, s’ils soupçonnent quelqu’un d’être Juif, lui demandent ses papiers et, le cas échéant, soit le détroussent de son argent et le laissent partir, soit le conduisent à la Gestapo dans l'espoir d'une prime.
Mais, alors que les espoirs de survie disparaissent, une rumeur se répand en zone aryenne : les Nazis veulent assembler les Juifs en possession d’une nationalité étrangère afin de les échanger contre des citoyens allemands vivant dans les pays correspondants. L’origine de cette initiative semble avoir été une demande de Juifs en Palestine de laisser sortir de Pologne occupée des membres de leur famille restée piégée lors du déclenchement de la guerre. La population de Palestine, quant à elle, incluait une communauté d'Allemands, les Templiers (pour lire mon article en anglais à leur sujet, cliquez ici), qui avaient soutenu le parti nazi lors des élections de 1933 et dont certains membres s’étaient portés volontaires pour servir sous la bannière d'Hitler. Et ces Allemands palestiniens étaient gardés dans des camps par les autorités mandataires britanniques. La demande d’échange avait donc une substance, et avait été relayée par des organisations juives en Suisse dès la fin 1941. Mais, en 1941, Hitler n'avait pas urgence d'aller chercher des Allemands résidant à l'étranger. En 1943 cependant, l'urgence a changé. Et, chemin faisant, des initiatives similaires venues de pays d’Amérique du Sud avaient émergé, mais celles-ci avaient été inventées de toute pièce. Tout le monde à Varsovie ignorait cependant l’origine des demandes et leur authenticité. Et, comme on dit, l’espoir fait vivre. D’autant que l’ordre de rassembler des Juifs « étrangers » venait de Berlin !
Pour participer à cet échange, les Juifs concernés doivent se rendre à l’hôtel Polski avec leurs documents. Selon Stroop, environ 300 Juifs se sont initialement assemblés à cet hôtel. En fait, avant l’hôtel Polski, quelques Juifs « étrangers » (ceux en possession d'un passeport US) avait déjà été identifiés dans le ghetto de Varsovie et avaient été placés à la prison Pawiak et à l’hôtel Royal avant le déclenchement des combats en vue de la liquidation du ghetto (à partir du 20 juillet 1942). Tous ces étrangers devaient être transportés dans des camps spéciaux à l'ouest en vue d’échanges futurs. L’hôtel Royal, trop voyant près de la gare centrale, est rapidement vidé de ses Juifs avec un premier transport de 64 personnes vers Vittel. Les autres sont transférés à l’hôtel Polski, plus discret.

Le 21 mai 1943 a lieu le premier départ de quelques 60 Juifs depuis cet hôtel. Ils sont eux aussi envoyés à Vittel et, dès leur arrivée, postent des cartes et lettres à leurs amis restés à Varsovie afin de leur conter les conditions incroyables de leur voyage, par train de voyageurs plutôt que des wagons à bestiaux, et leur séjour dans des hôtels de luxe à Vittel. Parmi les chanceux de ce transport figure Itzhak Katzenelson, poète qui écrivait en yiddish et a rédigé à Vittel « Le chant du peuple juif assassiné » (pour lire son texte en anglais, cliquez ici).

Avec de telles nouvelles, la rumeur concernant l’hôtel Polski comme planche de salut enfle parmi les rescapés juifs de Varsovie. Ainsi, entre 4000 et 5000 Juifs quittent leurs caches de la zone aryenne entre mai et juillet 1943 et se rendent à l'hôtel, espérant trouver sur place une solution aux documents étrangers nécessaires. Quelques-uns se doutent d’un stratagème nazi pour liquider les derniers Juifs de Varsovie mais n’ont guère d’autre option.
L’hôtel Polski offre alors un spectacle incroyable où les Juifs circulent librement sans être inquiétés par les Nazis, et s’amoncellent pêle-mêle dans les couloirs et dans la cour. Les plus fortunés louent les chambres de l'hôtel et organisent des « soirées » quasi mondaines. D’autres chambres sont dédiées au travail de fabrication de faux papiers, sous l’égide de collaborateurs juifs qui font valider ces papiers auprès de la Gestapo, moyennant paiements. Pour ce faire, ils collectent des sommes énormes auprès de riches pour leur fournir de faux passeports vers des pays d’Amérique Centrale ou d’Amérique du Sud. Ces collaborateurs sont bien connus des Juifs de l’hôtel car ils opéraient déjà comme intermédiaires entre le ghetto de Varsovie et la Gestapo. Parmi eux, une jeune danseuse de 25 ans et de renom local : Franceska Mann.

Parfois, avec l’argent collecté, ils fournissent des passeports à d’autres Juifs qui ne peuvent payer : c’est leur façon de se donner bonne conscience. Plusieurs Juifs sans le sou n’ont pas la chance de se procurer un document vers un Eldorado américain. Heureusement que, sur place à l’hôtel Polski, un certain monsieur Engel travaille jour et nuit à regrouper des gens pour la Palestine. Comment ? La plupart des demandes de renvoyer les Juifs palestiniens bloqués à Varsovie depuis le début de la guerre ne peuvent être honorées, car ces personnes ont déjà été envoyées et ont été assassinées au camp de Treblinka. Treblinka… un des camps de la mort les plus terribles : près de 900.000 Juifs de Varsovie, de Pologne et d’Europe y ont été gazés et brûlés.

Que faire de ces demandes d’échange ? Autorisation est heureusement donnée par un fonctionnaire de la Gestapo, moyennant finances, de les attribuer à d’autres Juifs encore vivants. Mais il fallait que ce soit fait en conformité avec les demandes, en nombre de personnes et en noms : bureaucratie nazie oblige. C’est alors qu'une opération de falsification est menée par ce monsieur Engel dans ce petit bureau de l’hôtel Polski pour constituer des « familles » de fortune selon les demandes d’échange : par exemple une famille untel avec un couple et deux enfants doit être constituée avec un homme, une femme, et deux enfants ; peu importe qui ils étaient, ils devront voyager ensemble et porter un nouveau nom jusqu’à leur arrivée en Palestine !
Jusqu’en juillet 1943, d’autres « transports » de Juifs de Varsovie se poursuivent, mais vers Bergen-Belsen (et non plus à Vittel) où les Nazis ont installé un camp spécial de « transit » en attente d’échanges. C’est dans ce camp que la plupart des Juifs envoyés à Vittel sont par la suite redirigés : il s’agissait notamment de ceux détenteurs de papiers en provenance des Amériques. Katzenelson en fait partie, avec son jeune fils.
Pendant ce temps, à Varsovie, l’épisode de l’hôtel Polski se poursuit tragiquement : après vérification par les Nazis des Juifs en possession de papiers étrangers, il reste environ 450 Juifs sans aucun papier. Ceux-là sont envoyés le 15 juillet 1943 à la prison Pawiak où ils sont fusillés sommairement. Les autres continuent d’être envoyés à Bergen-Belsen. Aussi, l’affaire de l’hôtel Polski se poursuit dans ce camp où mourra plus tard, en 1945, Anne Frank alors que son amie d’enfance bénéficiera d’un échange grâce à un passeport étranger.
Dans ce camp de transit, l’ambiance est à l’espoir et à la joie. Près de 3000 Juifs de Pologne se retrouvent là-bas, sans être maltraités par les Nazis. On y organise des fêtes, des spectacles et autres divertissements. La jeune danseuse Franceska Mann se fait remarquer pour son talent.
Pendant l’été 1943, les autorités de Berlin sont aux abois, en déroute sur le front russe et bombardées par les Alliés à l’ouest, notamment à Hambourg en ce moment-là. Elles se mettent activement en contact avec les différents pays d’Amérique pour signaler la présence de leurs ressortissants et demander des échanges… D’autant que, depuis le début 1943, Hitler commence à manquer de recrues. L’arrivée de milliers d’Allemands étrangers aurait bien fait son affaire. Mais, hélas, les gouvernements concernés répondent en septembre 1943 que les documents indiqués sont des faux ! La nouvelle arrive à Bergen-Belsen avec l’ordre d’envoyer tout détenteur de documents de ces pays à… Auschwitz, pour y être « traiter », c'est-à-dire « liquider » dans le jargon nazi. Les Juifs concernés ne sont bien entendu pas mis au courant et pensent qu’ils sont envoyés vers leurs destinations d’échange. Mais certains ne sont pas dupes et notent que le trajet ferroviaire, toujours en trains confortables de tourisme, les ramène vers l’est, vers la Pologne…
Ainsi le camp de transit de Bergen-Belsen se vide de ses Juifs sauf… ceux détenteurs de documents de Palestine car ces documents sont, eux, authentiques. Quant aux autres, leur sort est scellé : ils arrivent à Birkenau en train de tourisme et sont directement envoyés à la chambre à gaz sans sélection. C’est le cas de la danseuse Franceska Mann qui meurt le 23 octobre 1943 avec 1700 autres Juifs de l’hôtel Polski.

Mais Franceska Mann meurt héroïquement ! Voici comment, raconté par Filip Müller, un témoin occulaire juif du SonderKommando (« commando spécial ») employé aux chambres à gaz et aux fours crématoires. Il raconte la scène à l’intérieur du vestiaire de déshabillage, la grande salle souterraine avant l’entrée dans la chambre à gaz où une partie des personnes se trouvent déjà, en attente de la « douche » promise par les SS :

Quackernack et Schillinger [deux SS] se pavanaient devant la foule humiliée avec une démarche suffisante. Soudain, ils s'arrêtèrent net, attirés par une femme d'une beauté saisissante aux cheveux bleu-noir qui enlevait sa chaussure droite. La femme, dès qu'elle remarqua que les deux hommes la reluquaient, se lança dans ce qui semblait être un numéro de strip-tease titillant et séduisant. Elle souleva sa jupe pour laisser entrevoir sa cuisse et son porte-jarretelles. Lentement, elle défit son bas et le retira de son pied. Du coin de l'œil, elle observa attentivement ce qui se passait autour d'elle. Les deux SS étaient fascinés par sa performance et ne prêtaient attention à rien d'autre. Ils se tenaient là, les bras écartés, leurs fouets pendant à leur poignet, et leurs yeux fermement rivés sur la femme. Elle avait enlevé son chemisier et se tenait devant son public lubrique en soutien-gorge. Puis elle s'appuya du bras gauche contre un pilier de béton et se pencha en levant légèrement le pied pour retirer sa chaussure. Ce qui se passa ensuite se déroula à la vitesse de l'éclair.
Rapide comme l'éclair, elle saisit sa chaussure et frappa violemment le haut talon contre le front de Quackernack. Il grimaça de douleur et se couvrit le visage des deux mains ; à ce moment, la jeune femme se jeta sur lui et attrapa rapidement son pistolet. Puis il y eut un coup de feu : Schillinger cria et tomba à terre. Quelques secondes plus tard, un deuxième coup de feu fut tiré sur Quackernack qui le manqua de peu. Une panique éclata dans le vestiaire. La jeune femme avait disparu dans la foule. Mais, à tout moment, elle pouvait apparaître ailleurs et pointer son pistolet sur un autre de ses bourreaux. Les SS comprirent ce danger : un par un, ils sortirent en rampant. Le blessé Schillinger gisait toujours sans surveillance sur le sol. Au bout d'un moment, quelques SS entrèrent et le traînèrent précipitamment jusqu'à la porte. Puis le troisième coup de feu fut tiré. Un des SS qui tiraient Schillinger le lâcha et commença à boiter jusqu'à la porte aussi loin qu'il le pouvait.
Puis la lumière s'éteignit. Simultanément la porte était ouverte de l'extérieur. Nous aussi [les SonderKommando en fonction] étions maintenant coincés à l'intérieur de la pièce sombre. Les gens qui avaient perdu leurs repères dans l'obscurité couraient dans tous les sens, confus. Moi aussi je craignais que ce soit la fin de nous tous. […] Je commençai à tâtonner le long du mur vers la sortie. Quand je l'atteignis enfin, je trouvai presque tous mes compagnons mais aussi beaucoup d'autres qui s'étaient instinctivement dirigés vers la porte. Ils pleuraient et se lamentaient sur leur sort quelque part en priant. D'autres se disaient adieu. Il y avait beaucoup de spéculations quant à l'identité de la femme qui avait tiré les coups de feu. Un homme qui se tenait près de nous avait remarqué que nous n'appartenions pas à leur groupe [les SonderKommando portaient des tenues rayées de prisonniers]. Il nous parla dans l'obscurité et voulait savoir d'où nous venions. « De l'usine de la mort », répondit laconiquement l'un de mes compagnons. L'homme était très agité et a demandé à haute voix : « Je ne comprends pas ce qui se passe ; après tout, nous avions des visas d'entrée valides pour le Paraguay et, de plus, nous payons beaucoup d'argent à la Gestapo pour obtenir des permis de sortie. J'ai donné trois diamants d'une valeur d'au moins 100.000 zlotys ; c'était tout ce qui me restait de mon héritage ; et cette jeune danseuse, celle qui a tiré les coups de feu tout à l'heure, elle a dû payer cher ».
Puis soudainement, la porte s'est ouverte. J'ai été aveuglé par la lumière de plusieurs projecteurs. Puis j'ai entendu Voss [SS-Oberscharführer Peter Voss, âgé de 46 ans, commandant pour les quatre fours crématoires de Birkenau] crier : « Tous les membres du Sonderkommando, sortez. » Très soulagés, nous nous sommes précipités dehors et avons monté les escaliers dans la cour. Devant la porte du vestiaire, deux mitrailleuses avaient été installées et derrière elles plusieurs projecteurs. Des SS en casques d'acier étaient prêts à utiliser les mitrailleuses. Une horde de SS armés s'activait dans la cour. J'étais en route vers la salle de crémation lorsqu'une voiture s'est arrêtée et le Lagerkommandant Hoess [Rudolf Hoess, commandant de tous les camps d’Auschwitz-Birkenau] en est sorti. Puis il y a eu le crépitement des mitrailleuses. Ce fut un terrible bain de sang autour des personnes prises dans le vestiaire. Un très petit nombre de celles qui avaient réussi à se cacher derrière des piliers ou dans les coins ont ensuite été saisies et fusillées. Pendant ce temps, les « officiers désinfectants » ont jeté leur gaz mortel Zyklon-B dans la chambre à gaz où les crédules plaçant leur confiance dans les paroles trompeuses de Hössler [SS-Obersturmführer Franz Hössler, en charge des opérations dans le camp] s'étaient rendus moins d'une heure plus tôt.
Le lendemain matin, nous avons appris que Schillinger était mort sur le chemin de l'hôpital tandis qu'Emmerich avait été blessé. La nouvelle a été accueillie avec satisfaction par de nombreux détenus du camp car dans la section B-IId du camp pour hommes, Schillinger avait été considéré comme un sadique extrêmement brutal et capricieux. l
Le corps de la jeune danseuse a été exposé dans la salle de dissection du crématorium II. Des hommes SS sont allés là-bas pour examiner son corps avant son incinération. Peut-être que sa vue devait être à la fois un avertissement et une illustration des conséquences désastreuses qu’un instant de manque de vigilance peut avoir pour un SS. (Filip Müller, “Eyewitness Auschwitz: three years in the gas chambers”, 1979)

La nouvelle de l'acte héroïque et de la mort de la jeune Franceska Mann se répandit dans tout le camp et fut la cause directe de la rébellion du SonderKommando un an plus tard, le 7 octobre 1944. Ce changement d'attitude est confirmé par un autre détenu, polonais :
Cet événement, colporté de bouche à oreille et diversement commenté, prit une dimension de légende. Il est certain que cet acte héroïque d'une femme promise à une mort inéluctable renforça le moral des détenus. Nous prîmes soudain conscience que, dès que nous avions le courage de lever la main, cette main pouvait tuer : les SS aussi étaient mortels.
Craignant les suites de cet acte lourd de signification, les SS tentèrent de terroriser le camp. De ce jour, les méthodes se durcirent et l'on entendit siffler des balles dans les allées du camp. Mais cela ne changeait évidemment rien au fait que le Rapportführer Schillinger avait trouvé la mort au crématoire, ce même crématoire où il avait envoyé des milliers d'hommes et de femmes au nom de l'idéologie nationale-socialiste. Les conséquences ne se firent pas attendre. Des détenus relevaient la tête. L'espoir renaissait. Une action d'autodéfense spontanée, encore faible sans doute mais bien réelle, vit le jour. (Wieslaw Kielar, "Anus Mundi")
Épilogue : les quelques 270 Juifs de Varsovie, faussement palestiniens, envoyés à Bergen-Belsen, auront finalement la chance d’être échangés contre des Templiers allemands ce qui avait été le but ultime de toute cette affaire de l'hôtel Polski. Comme quoi, leur seule volonté de se rendre en Palestine, dans la terre ancestrale des Juifs, a payé. Peut-on croire que ceux qui envisagent de faire l’aliyah sont soutenus moralement dans leur démarche par une force irrésistible ?
Albert Benhamou
Guide touristique francophone en Israël
Tammouz 5785, Juillet 2025





